Perturbations de la santé reproductive des femmes : pourquoi de plus amples recherches médicales sont nécessaires
Début 2020, alors que le Covid-19 se répandait à travers le globe et que l’humanité se préparait à affronter l’inconnu, des médecins italiens ont commencé à remarquer un phénomène préoccupant : une forte augmentation du nombre de jeunes filles âgées de moins de 8 ans concernées par le développement des seins et l’apparition des règles, deux conditions médicales distinctes connues sous les noms de puberté précoce et ménarchie précoce. Aujourd’hui, trois ans après le début de la pandémie, de nouvelles recherches explorent les mystérieuses perturbations du cycle reproductif qu’ont subies des femmes cisgenres et des personnes trans ou non-binaires à travers le monde. De très jeunes filles ont vécu leur premier cycle menstruel alors qu’elles étaient encore à l’école primaire, tandis que certaines femmes ont constaté une absence de règles, des anomalies du cycle menstruel ou encore des symptômes de ménopause. Malheureusement, le retard initial avec lequel la communauté médicale a reconnu l’existence de ces perturbations joue le jeu des groupes anti-vaccination, prêts à diffuser des fausses informations sur les dangers supposés des vaccins contre le Covid-19 et leur lien avec l’infertilité (affirmations qu’aucune recherche crédible ne vient confirmer). D’ailleurs, les scientifiques qui s’intéressent aux effets du Covid-19 sur la santé reproductive insistent sur le fait que les récentes études à ce sujet ne remettent pas en question l’efficacité des vaccins contre le Covid-19 ni leur adoption.
Au début de la pandémie, la ville de Bergame, dans le nord de l’Italie, est devenue le deuxième épicentre du Covid-19 après la Chine. Des médecins démoralisés et exténués luttaient pour maintenir les patients atteints du Covid-19 en vie dans des services de réanimation débordés. Pour tenir le choc, l’Italie a été le premier pays à décréter un confinement strict sur tout son territoire. Peu de temps après, des chercheurs de l’hôpital pour enfants Meyer de Florence, l’un des plus vieux établissements pédiatriques du pays, ont commencé à suivre des jeunes filles transférées dans leur établissement pour puberté précoce. La prévalence de cette condition a augmenté au cours des dernières décennies, en particulier dans les pays industrialisés, du fait d’un ensemble de facteurs complexes et mal compris. Toutefois, le nombre de transferts était suffisamment élevé pour susciter leur attention.
Après avoir mené une étude rétrospective comparant les taux de diagnostic au cours des 5 années précédant la pandémie, l’équipe a publié sa recherche scientifique dans l’Italian Journal Of Pediatrics en novembre 2020. L’étude confirmait une plus forte incidence des cas de puberté précoce chez les filles pendant et après le confinement en Italie en 2020. Entre mars et juillet 2020, 49 jeunes filles ont constaté des symptômes de puberté précoce ou de progression rapide de la condition, c’est-à-dire la progression plus rapide des symptômes chez les jeunes filles déjà concernées. Sur les cinq années précédant cette période, le nombre total de jeunes filles dans cette situation était de 89. La légitimé de cette étude a été confirmée à nouveau en Italie en février 2022 par la publication de nouvelles recherches dans Endocrine Connections. Cette tendance a en outre été constatée partout dans le monde. Des études similaires ont suivi en Chine, en Turquie et en Inde, comme l’ont rapporté The Washington Post et The Fuller Project au printemps dernier.
Une des études a qualifié le lien apparent entre la pandémie et l’accélération des cas de puberté précoce d’« urgence potentielle ». Il est toutefois difficile d’identifier une cause unique, ou même principale, qui serait à l’origine de ce phénomène, le début de la puberté étant influencé par un certain nombre de facteurs génétiques, psychologiques, environnementaux et métaboliques. La pandémie rajoute un niveau supplémentaire de complexité. Les chercheurs pensent que le stress, le manque d’activité physique, l’alimentation, l’utilisation du gel hydroalcoolique et une exposition accrue aux appareils électroniques pourraient être des causes potentielles. Chaque étude conclut sur la nécessité de mener de nouvelles recherches sur de plus larges populations. C’est ce que défend notamment DrKatie Larson Ode, pédiatre endocrinologue et professeure associée de pédiatrie au Stead Family Children’s Hospital de l’Université de l’Iowa. Selon elle, la communauté médicale doit déterminer l’existence d’« une éventuelle augmentation de l’incidence et, le cas échéant, en trouver les causes. »
Avec la prolongation de la pandémie en 2021 et après, il est devenu clair que les jeunes filles n’étaient pas les seules concernées par les effets de la pandémie sur leur santé reproductive. Dans le sillage des campagnes de vaccination contre le Covid-19, des rumeurs concernant des perturbations du cycle menstruel post-vaccination ont commencé à circuler. Elles se sont propagées dans des tweets et au sein de groupes d’amis se réunissant plus librement après l’assouplissement des restrictions de distanciation sociale. Ces premiers témoignages ont capté l’intérêt de Meghna Roy, anthropologue médicale à l’université Jawaharlal Nehru de New Delhi (Inde). En 2022, Roy s’est entretenue avec un petit groupe de femmes pour la plupart âgées entre 20 et 30 ans ayant accepté de partager leur expérience de ce qu’elles soupçonnaient être les effets du vaccin contre le Covid-19 sur leur cycle menstruel. Ces femmes, qui ont reçu les vaccins (parmi lesquels Covaxin, Pfizer, Covishield et Sputnik) administrés en Inde, au Koweït, en Allemagne et au Royaume-Uni, ont présenté une série de symptômes. « Certains sujets ont signalé un allongement de la période entre les cycles menstruels, d’autres ont parlé de cycles plus courts avec peu voire aucun saignement, et d’autres encore ont décrit des douleurs plus fortes et des saignements plus importants », nous explique Roy.
En définitive, ce sont les personnes concernées qui ont signalé les effets indésirables des vaccins contre le Covid-19 sur le cycle menstruel à la communauté médicale et aux autorités de réglementation. Au 23 novembre 2022, plus de 51 000 personnes avaient signalé des soupçons de perturbations menstruelles liées au Covid-19 au Coronavirus Yellow Card Reporting Scheme de l’Agence britannique de réglementation des médicaments et des produits de santé (MHRA). Sur ce site web, les individus peuvent déclarer les effets indésirables des vaccins contre le Covid-19 pour qu’ils soient ensuite examinés par la MHRA afin d’assurer l’innocuité et l’efficacité des vaccins. Le site de la MHRA affirme qu’un examen des signalements des effets indésirables éventuels tels que des troubles menstruels et des saignements vaginaux anormaux après la vaccination contre le Covid-19 au Royaume-Uni est en cours. Pourtant, en décembre 2022, la réponse de la MHRA est la suivante : « La rigoureuse évaluation réalisée à ce jour ne permet pas d’établir un lien entre les vaccins contre le Covid-19 et des modifications du cycle menstruel. » L’agence ne présente pas sa méthodologie, et sa position semble aller à l’encontre de l’approche adoptée par le National Institutes of Health (NIH) aux États-Unis, lequel a annoncé le financement d’une étude d’un an portant sur ce lien potentiel. Fin septembre 2022, les résultats de l’enquête internationale menée par le NIH, qui rassemble les données de près de 20 000 personnes aux États-Unis, au Royaume-Uni et au Canada, ont confirmé un allongement temporaire du cycle menstruel. De plus, les recherches effectuées en novembre 2022 par le département du métabolisme, de la digestion et de la reproduction de l’Imperial College of London, basées sur les données issues d’applications de suivi du cycle menstruel, ont également confirmé les effets transitoires de la vaccination sur les cycles menstruels des femmes. Certains chercheurs ont qualifié ces résultats de globalement rassurants, les perturbations étant généralement courtes, s’annulant sur la durée. De plus, la recherche n’émet aucun doute sur le fait que les personnes ayant reçu le vaccin ont beaucoup moins de chances d’être hospitalisées pour une version grave du Covid-19 ou d’en mourir.
Quoi qu’il en soit, les études de la MHRA, du NIH et de l’Imperial College of London sont de nature rétrospective. Au lieu d’avoir été surveillée et suivie lors du développement du vaccin, la santé reproductive n’a fait l’objet de recherches par la communauté médicale et scientifique qu’après l’administration des vaccins. Ce qui a de quoi laisser les militant·e·s pour la santé reproductive perplexes. En effet, considérant que plus de la moitié de la population mondiale est menstruée, il aurait été plus bénéfique de mener des études prospectives qui captent les données en plus grand nombre et en temps réel. Malheureusement, la plupart des tests de grande ampleur des vaccins contre le Covid-19 ont omis de poser des questions concernant le cycle menstruel, compromettant toute chance de connaître l’impact potentiel de ces vaccins sur le cycle menstruel. Cela a laissé une porte ouverte par laquelle les groupes anti-vaccination ont pu s’engouffrer pour combler certaines lacunes et mettre en avant des théories trompeuses sans aucun fondement scientifique.
L’idée d’inclure les menstruations dans la recherche médicale ne date pas d’hier. Alors que les règles sont de plus en plus considérées comme un indicateur clé de bonne santé, certaines sociétés professionnelles du milieu médical telles que l’American College of Obstetrics and Gynaecology ont, dès 2006, plaidé pour ajouter les menstruations dans la liste des paramètres vitaux, aux côtés de la fréquence cardiaque, de la fréquence de respiration, de la tension artérielle et de la température corporelle. Si le cycle menstruel était considéré comme un paramètre vital, les effets éventuels le concernant seraient pris en compte par la recherche médicale, y compris pour le développement de vaccins.
Pour que cette question soit prise au sérieux post-vaccination, il faut supprimer l’obstacle que représentent les déclarations basées sur une expérience individuelle, et non sur une preuve quantitative et biomédicale. Les scientifiques et les cliniciens préfèrent cette dernière, en particulier dans la médecine occidentale et dans le Nord économique. L’auto-déclaration constitue un dilemme auquel Roy entend s’attaquer dans sa recherche en Inde. « Actuellement, il y a des médecins qui n’ont pas conscience de ce problème et des scientifiques qui l’imputent aux conséquences du stress sur le cycle menstruel de ces individus ; que constitue une preuve, vraiment ?, s’interroge-t-elle. N’est-ce pas une preuve que je l’ai moi-même vécu et moi-même signalé ? »
Pour les professionnel·le·s de la santé qui se sont publiquement exprimé·e·s sur les liens auto-déclarés entre les vaccins contre le Covid-19 et les perturbations menstruelles, les réponses apportées ont été problématiques. La plupart des réponses mettent l’accent sur la nature transitoire des perturbations du cycle menstruel, ajoutant qu’elles n’ont aucune conséquence sur la fertilité. Les personnes déclarantes sont réduites à un groupe homogène qui ne se préoccupe des perturbations du cycle menstruel que pour des raisons de fertilité susceptibles de repousser une grossesse. Cela éclipse le fait que les vaccins contre le Covid-19 peuvent avoir un impact hormonal, tout comme le virus lui-même. Il y a des raisons compréhensibles qui expliquent pourquoi les professionnels de la santé cherchent à minimiser l’importance des perturbations menstruelles post-vaccination, par exemple pour dissiper les craintes autour des vaccins contre le Covid-19 et d’encourager leur acceptation. Cependant, le fait de minimiser ce problème a non seulement l’effet d’invalider l’expérience de perturbations temporaires sur les cycles menstruels d’individus, mais aussi d’ajouter à la perception que la santé de certains genres est secondaire, voire moins importante que la santé des hommes.
Ce n’est pas une surprise pour DrSarah Glynne, médecin généraliste à Londres et membre de la British Menopause Society. En étroite collaboration avec la spécialiste de la ménopause DrLouise Newson, DrGlynne traque et traite un troisième effet de la pandémie sur la santé reproductive : le lien entre le Covid long et la ménopause. DrGlynne parle d’un « biais de genre » et d’« ignorance volontaire » au sein des professionnels de la santé qui s’occupent de patients atteints d’une forme longue du Covid. « Il semble qu’on choisit d’ignorer complètement les effets du virus sur les hormones féminines et le rôle du traitement hormonal de substitution », dit-elle. DrGlynne se consacre en partie à alerter le public à ce sujet.
« Les hommes et les femmes ont peu ou prou les mêmes risques de contracter le Covid-19. En revanche, les hommes sont plus susceptibles de développer une forme sévère et rapide, tandis que les femmes sont plus susceptibles de développer un Covid long », dit-elle. D’après une étude menée en 2021, l’âge moyen des personnes touchées est de 46 ans, et plus de 80 % des personnes ayant reçu un diagnostic de Covid long sont des femmes. Plus d’un tiers de ces femmes, toujours d’après cette étude, ont présenté des perturbations du cycle menstruel.
Les symptômes du Covid long (fatigue, difficultés de concentration, douleurs thoraciques, douleurs musculaires et articulaires persistant plus de trois mois après l’infection au Covid-19) coïncident avec ceux de la ménopause. En outre, la recherche montre que les vaccins contre le Covid-19 peuvent réduire les chances de développer une forme longue du Covid.
À ce sujet, la recherche n’en est qu’à ses débuts. Mais pour DrGlynne et DrNewson, le Covid-19 a des effets négatifs sur la fonction ovarienne, entraînant un déficit hormonal et la survenue de symptômes liés à la ménopause chez de nombreuses femmes atteintes de Covid long. « Il est urgent de mener des recherches, affirme DrGlynne.Il faudrait interroger les femmes atteintes de Covidlong sur leur cycle menstruel et leur histoire, mais ce n’est pas toujours le cas. » Selon DrGlynne, cela peut entraîner des souffrances prolongées qui ne se limitent pas à la personne concernée. « En juin 2022, 2 millions de personnes au Royaume-Uni avaient reçu un diagnostic de Covid long. [Comme] les femmes âgées de 40 à 60 ans sont le groupe le plus susceptible de développer un Covid long, cela empêche fortement les femmes de travailler et de s’occuper de leurs enfants et de leur famille, entraînant ainsi des conséquences négatives pour les familles [mais aussi pour] la société et l’économie », remarque DrGlynne.
Les trois premières années de la pandémie de Covid-19 ont reçu une importante couverture médiatique, et c’est le moins qu’on puisse dire. Mais alors, pourquoi l’impact apparemment unique du Covid-19 sur les différentes étapes de la santé reproductive des femmes cisgenres et des personnes trans et non-binaires a-t-il été relégué au mieux en bas de page, au pire au second plan ? La stigmatisation entourant ces périodes de transition naturelles a peut-être minimisé l’engagement public à ce sujet. Mais on peut probablement aussi pointer du doigt des causes d’ordre structurel. Augmenter le financement de recherches supplémentaires est nécessaire, cela ne fait aucun doute. Mais il faut aussi que la communauté scientifique mène une courageuse réflexion introspective sur ce qui constitue une preuve médicale pour que les préoccupations de certains genres ne soient pas ignorées. Évaluer les cycles menstruels et la puberté est une tâche complexe du fait des fortes variations au sein de la population. Mais ce n’est pas impossible. La recherche proactive d’une relation entre les hormones sexuelles et le Covid-19, entre autres virus, mérite non seulement notre attention collective, mais elle est aussi nécessaire.
Basée à Londres, Jamie Brooks Robertson est autrice, chercheuse indépendante et essayiste émergente spécialisée dans la santé et la culture
*Remarque : les informations données dans cet article ne peuvent se substituer à un diagnostic, un avis ou un conseil médical. Si vous constatez des répercussions sur votre santé reproductive liées ou non à la pandémie de Covid-19, prenez conseil auprès d’un professionnel de la santé de confiance.