Min Jin Lee : « Le pachinko est devenu une métaphore emblématique de mon récit. »
Min Jin Lee est l’autrice du livre du mois de juillet du Book Club de Service95, Pachinko. Il raconte l’histoire de Coréens dans le Japon de l’ère coloniale, pendant les deux guerres puis l’après-guerre, et détaille les destinées d’une famille sur quatre générations. Dans cet essai exclusif, Lee fait du jeu de pachinko la métaphore centrale du roman et dévoile comment les histoires de personnes coréo-japonaises réelles ont entièrement changé son optique de rédaction.
Au départ, j’avais donné le titre de « Notre mère patrie » à mon roman dédié aux Coréens immigrés au Japon, parce que je pensais que c’est ce que ressentaient les immigrants par rapport à leur lieu de naissance. Lorsque j’ai relu mon ébauche de manuscrit du point de vue d’un lecteur fictif, j’ai trouvé son ton sec et moralisateur. C’était plutôt décevant, car j’avais consacré beaucoup d’efforts et de temps à son écriture. Je savais pourtant que ça ne marcherait pas, donc je l’ai mis de côté. J’ai écrit un autre roman sur les Coréens immigrés à New York [Free Food For Millionaires], que j’ai publié en 2007.
Cette même année, mon mari a décroché un travail au Japon. Quitter New York pour m’y installer avec notre petit garçon ne m’intéressait pas. Néanmoins, nous avions besoin de cet argent et je souhaitais que nous continuions à vivre tous les trois, donc nous sommes partis. Après avoir pris mes marques à Tokyo, j’ai remarqué que, où que j’aille, dans quasiment toutes les stations de métro ou les centres commerciaux, il y avait des salles de pachinko.

Le pachinko est une sorte de jeu de flipper vertical, très facile à manipuler. Selon la machine, on peut y jouer en appuyant sur un petit levier, en tournant une molette ou directement avec sa main. Les adultes jouent au pachinko en mettant plusieurs petites billes métalliques dans la machine. Selon la façon dont les billes tombent en cascade dans le labyrinthe vertical (parcouru de broches en acier qui modifient la trajectoire de la bille), on gagne ou on perd. Tout au long du XXe siècle, le jeu a pris de l’ampleur. Transporté à l’origine de village en village par des colporteurs itinérants se rendant à des festivals, on le trouve aujourd’hui dans des commerces bien établis abritant des douzaines, voire des centaines de machines. Au départ, les enfants gagnaient des bonbons ou des jouets, mais le pachinko est progressivement devenu un jeu d’adultes.
La plupart des jeux d’argent étant illégaux au Japon, les joueurs remportaient des lots de lessive, de cigarettes, de sacs à main ou de cartes en plastique renfermant des métaux précieux. Pour contourner l’illégalité, ces lots étaient ensuite échangés en dehors du commerce contre du liquide. Pendant une grande partie de son histoire, ce jeu a été associé à la criminalité organisée et à la fraude fiscale, et considéré comme une nuisance pour la société. Cependant, depuis les années 90, le gouvernement japonais a fortement réglementé ce secteur, qui représente des centaines de milliards de dollars, et ainsi éliminé les irrégularités.

Les premiers exploitants de stands de pachinko étaient des Japonais. Mais cette activité lucrative étant considérée comme moins légitime et malvenue, des étrangers ont été embauchés lorsqu’il n’était pas possible de trouver des employés japonais. Le pachinko était l’un des rares secteurs dans lequel les Coréens, victimes de discriminations sociales, juridiques et professionnelles, pouvaient travailler et parfois même réussir.
En 2007, alors que je vivais au Japon, j’ai décidé de revoir mon manuscrit de « Notre mère patrie ». J’ai commencé à interviewer des Coréens et j’ai appris que presque chaque personne avait un membre de sa famille qui avait travaillé dans une salle de pachinko. Je me suis rendue dans ces salles, j’ai interviewé leurs propriétaires et mené des recherches sur les machines, qui existent dans d’innombrables styles et versions. Mon roman ne tourne pas autour de ce jeu, vraiment pas. Cependant, le jeu et la culture qu’il véhicule ont nourri ma réflexion sur le peuple coréen-japonais, dont l’histoire migratoire est unique et complexe.

Le pachinko est devenu une métaphore emblématique de mon récit. J’ai voulu approfondir l’idée selon laquelle la vie, c’est comme essayer de gagner un jeu, qui peut avoir été conçu pour faire perdre le joueur. Les Coréens du Japon ont été victimes de lourdes persécutions, d’abord sous l’ère coloniale entre 1910 et 1945, avant d’être considérés comme des apatrides privés de protection juridique, car il n’était pas facile de retourner dans une nation déchirée par la guerre et divisée en deux.
Comment les immigrants, les migrants, les réfugiés et les travailleurs forcés, qui ont subi le colonialisme, l’impérialisme, la guerre du Pacifique (1941-1945) et la guerre de Corée (1950-1953), mais aussi des législations discriminatoires et l’exclusion sociale, continuent-ils à vivre, à élever leur famille et à poursuivre leurs objectifs ?

Il ne m’a pas fallu longtemps pour comprendre pourquoi « Notre mère patrie » était si inadapté. C’était correct au niveau des faits, mais ça ne rendait pas compte du caractère aléatoire et du déroulé des vies individuelles face aux inégalités structurelles. J’ai laissé tomber ce titre et ai révisé mon écriture en découvrant que les histoires vécues trouvaient leur place entre les cadres légaux et les événements historiques. J’ai commencé à imaginer les vies réelles des Coréens et des Japonais avec leurs ambitions, leurs sentiments, leurs obstacles et leurs souhaits les plus profonds.
Lorsque j’ai entendu les points de vue des Coréens-Japonais, lorsque j’ai visité leurs lieux de vie, de travail et de scolarisation, lorsque j’ai commencé à approcher ce qu’ils ressentaient dans ce pays fascinant qu’ils avaient fait leur, je me suis rendu compte à quel point ils étaient pleins d’amour, de foi, d’inquiétudes, de déceptions, de joies, d’humour et d’espoir. Chaque jour, comme nous tous, ils ont tenté leur chance dans un monde hostile et ont continué à vivre de tout leur cœur. C’est pour cela que j’ai décidé d’appeler ce livre Pachinko.